Le Dr Beaumanoir nous a quittés. Nous connaissions tous l’épileptologue et la neurophysiologiste d’exception, nous découvrons l’héroïne au travers des textes de ses collègues amis !
Annette a traversé le siècle et son Histoire, résumer sa vie est une gageure.
Elle la raconte très clairement dans son bel ouvrage autobiographique « Le feu de la mémoire » et, bien sûr, dans le remarquable livre d’Ann Weber « Annette, une épopée » paru en 2020 aux éditions du Seuil.
Annette est née dans un hameau tout proche du Guildo, le 30 Octobre 1923, dans cette superbe Bretagne qu’elle aimait tant et a passé son enfance et sa jeunesse, les pieds dans l’eau, auprès de ses parents restaurateurs, militants antifascistes, dans la ville de Dinan.
Dès l’âge de 16 ans elle rêve d’aventures et participe à des livraisons de colis pour le compte d’un refugié républicain espagnol ! Ce n’est que le début balbutiant de son engagement pour la liberté. Elle commence ses études de médecine au début de la guerre, à Rennes puis à Paris et s’engage activement dans la Résistance., tout en militant clandestinement au parti communiste. Enfin, on lui confie une mission : à la veille d’une rafle, elle doit exfiltrer une famille juive – les Lisopravski- vivant rue du Moulinet, dans le XIII arrondissement. Les parents ne veulent pas quitter leur logement et Annette, alors âgée de 19 ans, dans une traversée nocturne de Paris héroïque et rocambolesque, emmène les deux enfants – Daniel et Simone - dans une cachette temporaire, du côté d‘Asnières. Les enfants seront expédiés à Dinan où Jean et Marthe, les parents d’Annette, vont les recueillir jusqu’à la Libération. Pour ce fait de résistance, Annette et ses parents, sont reconnus, en 1996, « Justes parmi les Nations » par l’institut Yad Vashem. Annette restera en contact, toute sa vie avec Daniel et Simone qui firent tous deux une brillante carrière.
A la fin du deuxième conflit mondial, Annette reprend ses études de médecine à Marseille, passe sa thèse et commence à s’intégrer dans l’équipe de neurophysiologie dirigé par Henri Gastaut. Elle épouse, à 23 ans, le Commandant d’Arcourt – Jo Roger – médecin neurologue, militant communiste et résistant ayant participé à la libération de Paris. Ils continuent à militer au PCF mais, en désaccord avec les directives et certaines prises de position, quittent finalement le parti en 1955.
La guerre d’Algérie – qui ne dit pas son nom – déchire la France et Annette, prend sans hésiter parti pour l’indépendance de l’ Algérie en prenant part aux activités du réseau Jeanson. Elle est arrêtée en Novembre 1959 sur la Nationale 7 en compagnie d’un cadre du FLN. Elle est condamnée à dix ans de prison. Elle est emprisonnée préventivement pendant son procès, aux Baumettes à Marseille où elle rencontre et se lie d’amitié avec Djamila Bouhired, grande figure de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie – condamnée à mort, puis graciée et libérée en 1962 . En prison,il est accordé à Annette un régime particulier car elle est enceinte. Elle s’occupe de la cantine et des détenues analphabètes pour qui elle écrit des lettres. Puis une fois de plus, dans des circonstances rocambolesques, elle réussit à s’enfuir et après avoir traversé la Suisse et l’Italie, s’envole pour la Tunisie, refuge stratégique pour les cadres du FLN. Après les accords d’Evian mettant fin à la guerre d’Algérie, en 1962 , Annette devient membre du cabinet du ministre de la Santé du premier gouvernement algérien, dirigé par Ben Bella qui la nomme responsable de l’enseignement et de la recherche. Mais, en 1965 – lors de la prise de pouvoir par Boumedienne et ses colonels, elle reprend le chemin de l’exil, car interdite de séjour en France. Elle rejoint l’Italie, puis la Suisse où lui est proposé la direction du service de Neurophysiologie qu’elle dirigera jusqu’en 1990.
Elle consacrera sa retraite à apporter son témoignage, contre l’oppression, le racisme, à la conquête de la Liberté – en racontant sa vie exemplaire, unique, aux enfants des écoles.
Malgré sa condamnation, son passage en prison, son soutien à l’indépendance de l’Algérie, Annette a été décorée, en 2007 de la Légion d’Honneur.
« Vous sautez dans le premier train pour Genève » !
Voilà, sur un ton impérieux, comment Annette, au téléphone, a répondu à la lettre de remerciements que je lui avais adressée, de m’avoir invité à participer à son jubilé sur les épilepsies reflexes. Cette lettre était suivie d’un improbable post-scriptum : « Vous n’aurez jamais de remplaçant mais si vous cherchez un successeur, je peux quitter le Val de Grâce, l’an prochain au mois d’Avril »
Elle était à l’arrivée du train et pendant le trajet jusqu’à l’hôpital, m’expliqua que plusieurs candidats déjà, s’étaient fait connaître et qu’il fallait montrer ma détermination ! Mais l’affaire était pliée parce qu’elle en avait décidé ainsi ! Son choix auprès de la Commission de nomination a été respecté : aux premiers jours d’Avril 1990, j’arpentais, avec elle, le couloir qui menait vers le service de neurophysiologie qu’elle dirigeait depuis près de 20 ans.
Succéder à Annette, n’était pas une mince affaire ! Elle m’a beaucoup aidé car elle est restée auprès de moi (elle m’hébergeait alors dans son appartement, rue de l’Ecole de Medecine) plusieurs semaines, au cours desquelles elle m’inondera de précieux conseils sur le modus operandi du service, des techniciens, des internes mais aussi des personnalités du département et des arcanes de l’administration helvète. Nous avions surtout des discussions jusque tard dans la nuit, et c’est là que j’ai découvert Annette. Elle se racontait longuement – elle aimait parler de cette voix inimitable douce, voire chuchotée et rauque à la fois. J’adorais l’écouter et je prenais conscience, jour après jour, de la chance que j’avais de vivre ces moments privilégiés. Elle savait aussi écouter, conseiller. Je découvrais son immense charisme, la force de ses engagements, sa douceur spontanée, ses douleurs cachées aussi. Annette parlait avec ses yeux dont le bleu intense reflétait la profondeur de l’âme. Annette parlait avec son cœur. Elle dégageait un charme fou, plein d’innocence et de vérité.
Ses élèves l’adulaient. Elle a formé avec sa douce mais ferme intransigeance, des générations de neurologues de la Suisse Romande et de l’étranger. Les séances de lecture des tracés EEG étaient un moment de grâce durant lequel, on appréciait la puissance et la justesse du savoir et surtout l’expérience unique de tant d’années de pratique. Ses yeux et ses doigts tenant un crayon, couraient sur le papier, s’arrêtaient sur un graphoélément pour l’encercler, le souligner, le disséquer, l’expliquer, le discuter.
Tous ceux qui l’ont approchée ont eu cette sensation de vivre un moment exceptionnel auprès d’elle car Annette était une femme d’exception.
Annette, tu n’es plus là mais tu es rentrée dans mon Panthéon.
Dès le début de sa carrière médicale, Anne Beaumanoir est attirée par le fonctionnement normal et pathologique du cerveau. A Marseille, en 1951, elle s'intègre précocement après ses faits de résistance en neurophysiologie dans l'équipe du professeur Henri Gastaut (1915-1995), qui était à la pointe de la recherche dans ce domaine, et qu'elle a toujours considéré comme son mentor (elle se plaisait à répéter tout au long de sa vie qu’elle le considérait comme un « génie médical absolu »).
Elle y rencontre son plus proche collaborateur, le docteur Joseph Roger (1918-2012), devenu son mari avec qui elle aura 3 enfants. Elle se forme à la neurophysiologie expérimentale et réalise (avec G Morin, R Naquet, R Vigouroux, J Corriol) les premières expérimentations animales de stimulation sur électrodes implantées, travaux qui jetèrent les bases scientifiques ultérieures du phénomène d'embrasement. Elle s'implique également fortement en recherche comme en atteste sa thèse de doctorat en médecine (1954), « contribution à l'étude expérimentale de l'épilepsie partielle ». Annette sera donc naturellement intégrée dans la première équipe d’Henri Gastaut (Y Gastaut, M Vigouroux, H Régis, R Naquet, J Roger), centrée sur l’étude de l’EEG dont la technique, très rudimentaire à l’époque, permettait cependant des avancées décisives dans l'exploration cérébrale. Les travaux d’Anne Beaumanoir portent alors sur divers aspects de l'EEG normal et pathologique. Elle a également contribué personnellement à l'analyse de la séméiologie électroclinique des crises épileptiques, essentielle pour la compréhension des localisations cérébrales, puis à l'individualisation de différentes formes d'encéphalopathies épileptogènes de l'enfant comme le syndrome de West et le syndrome de Lennox-Gastaut. Annette travailla également beaucoup à Marseille sur les épilepsies focales idiopathiques, épilepsie rolandique bénigne et épilepsie occipitale bénigne. Elle contribua ainsi avec H Gastaut à caractériser ce dernier syndrome d'épilepsie fonctionnelle, et à le différencier des formes lésionnelles.
L’école de Marseille va au fil des années s’enrichir de nombreux autres talents français (C Dravet, M Bureau) et étrangers (CA Tassinari). L’EEG y est alors étudié, de jour et de nuit, en clinique et recherche, dans une ambiance studieuse mais également décontractée et conviviale. Henri Gastaut organise des réunions annuelles sur des thèmes de recherche réunissant les plus illustres spécialistes. Ces fameux Colloques de Marseille étaient le siège de débats très animés dont tous les participants ont gardé un souvenir impérissable.
A partir de 1970, Anne Beaumanoir, de retour de son exil algérien et indésirable en France prend le poste de chef de service en neurophysiologie clinique des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) ou elle développe sa production scientifique avec de précieux et brillants collaborateurs (G Capizzi, T Deonna, A Nahory, S Zagury, liste non exhaustive). Elle installe également la première unité suisse de vidéo-EEG. En 1975, elle passe son PhD et devient professeure de neurophysiologie clinique et épileptologie des HUG. Elle publie régulièrement dans les meilleurs journaux de la spécialité sur des thématiques diverses mais toujours originales et pertinentes : traitement des crises généralisées par acrisuzine, valproate et clonazepam, encéphalopathies épileptiques type Lennox-Gastaut et Landau-Kleffner, encéphalite de Rasmussen, épilepsies focales idiopathiques occipitales, rolandiques et frontales, états de mal non convulsifs du post-partum. Son article de 1988 sur les états de mal non convulsifs du sujet âgé a été sélectionné comme l’un des meilleurs travaux jamais publiés par la Revue Neurologique et a ouvert un nouveau champ d’investigation des épilepsies du sujet âgé. Elle est ainsi à l’origine de l’individualisation des états de mal « de novo » du sujet âgé et des états confusionnels avec PLEDs. Annette dirige avec ses collaborateurs entre 1990 et 1995 les premières études contrôlées sur les modifications EEG après infection VIH dans une série de travaux publiés dans de prestigieuses revues (NEJM 1990). Elle organise en 1988 lors de son jubilé à Genève le premier symposium international sur les crises et épilepsies réflexes, en présence d’H Gastaut, de R Naquet et des plus éminents spécialistes internationaux. Il en résulte un ouvrage fondateur de 550 pages publié en 1989 à Genève par les Editions Médecine & Hygiène. Dix ans plus tard, elle co-édite avec B Zifkin, F Andermann et J Rowan une mise à jour sur le même sujet dans le cadre d’un second ouvrage publié dans la série des « Advances in Neurology » chez Lippincott/Raven.
À partir de 1992, infatigable, Anne devient membre du conseil scientifique de la Fondation Pier-Franco et Luisa Mariani de Milan et organise plusieurs colloques internationaux sur les épilepsies de l'enfant, colloques qui sont tous publiés chez John Libbey Eurotext : épilepsies occipitales (1993), syndromes des pointes ondes continues du sommeil (1995), chutes (1997), crises limbiques (2001), épilepsies frontales (2003). Après son départ de Milan, elle continue à s'intéresser à l'épileptologie et rédige avec Joseph Roger une très pertinente « Histoire de l'épileptologie francophone » (2006) qu’elle mène de front avec la rédactions de ses souvenirs sur la résistance, le communisme et l’Algérie (« Le feu de la mémoire », 2009).
En 2021, la Ligue Suisse contre l’Epilepsie lui décerne la Médaille Tissot, prix d’honneur décerné tous les 2 ans, qui récompense des « services exceptionnels rendus à l’épileptologie suisse ».
Travailler avec Annette était un pur bonheur tant son enthousiasme et son ardeur au travail étaient communicatifs. Jamais intrusive ou pontifiante, elle n’hésitait pas à se déplacer elle-même auprès de ses élèves, avalant des milliers de kms par an au volant de sa Peugeot 505, afin de finaliser un travail qui lui tenait à cœur. Dans la liste des auteurs, elle privilégiait toujours la position du plus jeune au détriment de la sienne, estimant « qu’elle ne faisait que son devoir en aidant les jeunes ». L’un des auteurs de ces lignes, comme nombre de ses fidèles élèves, lui doit en grande partie sa vocation épileptologique.
Anne Beaumanoir, éminente neurophysiologiste et neurologue, juste parmi les nations, mais qui est Annette, la femme qui, si elle croisait votre route, vous séduisait instantanément ?
Répondre à cette question est un exercice périlleux, une mission impossible car Annette avait une personnalité hors norme, multifacettes, dont la richesse fascinait. Si la vie vous donnait l’opportunité de croiser son chemin, entrer en relation avec elle n’était pas compliqué car dès que son beau regard bleu pétillant d’intelligence se posait sur vous, il vous scrutait avec un intérêt et une bienveillance immédiats. Nos vies nous paraissaient toujours bien fades lorsqu’Annette nous livrait en parfaite conteuse le récit de ses aventures mais elle savait présenter tous ses moments de vie héroïques à nos yeux comme des évidences, comme si chacun d’entre nous n’aurait de toute façon pas eu le choix et aurait fait comme elle dans les mêmes circonstances.
Consciente des sacrifices que ses choix de vie avaient engendrés, elle se nourrissait également des moments de vie plus «ordinaires» qu’elle partageait avec nous. Annette qui n’avait pas peur des privations et du dénuement dans la lutte pour les causes justes pouvait également être coquette, gourmande, séductrice, se laisser aller à quelques confidences… et devenir alors une amie proche avec une grande humanité et, comme chacun et chacune d’entre nous, ses moments de fragilité.
Oui Annette restera définitivement une femme d’exception par le courage et l’évidence de ses engagements mais également par la richesse et l’humanité de sa personnalité. Son beau et vif regard bleu restera définitivement posé sur nous pour nous encourager à avancer dignement sur le chemin qu’elle nous a tracé.